A l’ère de l’incertitude géopolitique et du retour de Donald Trump, les entreprises françaises doivent intégrer l’intelligence économique dans leurs décisions stratégiques
- Anaïs Castelain.
- 6 mai
- 6 min de lecture
Dans un monde traversé par des bouleversements géopolitiques majeurs : guerre en Ukraine, tensions en mer de Chine, rivalités technologiques sino-américaines, instabilités au Sahel, montée du protectionnisme ; les entreprises françaises se trouvent confrontées à une instabilité croissante. À cette complexité s’ajoute désormais le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, avec une politique étrangère unilatérale et des décisions économiques brutales qui redistribuent les cartes du commerce mondial. Chaînes d’approvisionnement à reconstruire, marchés à réévaluer, alliances à sécuriser : les repères d’hier ne tiennent plus. Dans ce contexte, l’intelligence économique est une nécessité stratégique, car elle permet de décrypter ces nouvelles dynamiques, d’anticiper les chocs à venir et d’éclairer des choix structurants dans un environnement incertain et concurrentiel.
Une gouvernance mondiale de plus en plus imprévisible
La première présidence de Donald Trump avait déjà amorcé un tournant protectionniste : guerre commerciale avec la Chine, retrait de l’accord de Paris, remise en cause de l’OTAN ou encore renégociation de l’ALENA. Son second mandat, entamé en janvier 2025, pousse la logique plus loin : relèvements massifs des droits de douane, sanctions économiques impactant des alliés historiques, incitations fiscales ciblées pour rapatrier certaines industries aux États-Unis, et désengagement de plusieurs accords multilatéraux.
Les mesures déjà prises sont sans ambiguïté :
Le 2 avril 2025, Trump a proclamé une “Journée de la Libération” commerciale, imposant une surtaxe générale de 10 % sur toutes les importations.
Dès le 9 avril, des surtaxes allant jusqu’à 50 % ont été instaurées pour 60 pays jugés “hostiles”.
La Chine a vu ses produits taxés à hauteur de 145 %, provoquant des représailles équivalentes, notamment sur les terres rares et les produits technologiques.
Le Canada et le Mexique subissent chacun un tarif de 25 % sur l’essentiel de leurs exportations vers les États-Unis, entraînant des mesures de rétorsion.
Ces décisions ont provoqué une onde de choc dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. Le FMI évoque une contraction du PIB américain dès le premier trimestre 2025 et les marchés financiers montrent des signes de volatilité importante.
Des conséquences concrètes pour les entreprises françaises
Les impacts ne sont pas théoriques : ils touchent de plein fouet les entreprises françaises, qu’elles soient exportatrices, industrielles, technologiques ou agricoles. La hausse brutale des droits de douane remet en cause des accords commerciaux patiemment construits, déstabilise les circuits logistiques, et accroît le coût d’accès à certains marchés. Par exemple :
Les exportateurs de vins et spiritueux vers les États-Unis ont vu leurs produits surtaxés, avant d’obtenir des exemptions partielles et temporaires.
L’industrie aéronautique doit jongler avec des mesures fluctuantes, tant sur les pièces détachées que sur les contrats stratégiques.
Les fournisseurs de composants technologiques, dépendants des États-Unis ou de la Chine, sont confrontés à des ruptures et à des interdictions soudaines.
Plus largement, la généralisation des tensions géopolitiques exige des entreprises qu’elles repensent en profondeur leur planification stratégique. L’environnement économique ne suit plus des logiques purement commerciales, mais des dynamiques de pouvoir, de sécurité et de souveraineté.
L’intelligence économique comme réponse stratégique et opérationnelle
Face à ces bouleversements, l’intelligence économique offre des outils concrets pour anticiper les chocs, réduire l’incertitude, saisir des opportunités et maintenir la compétitivité, pour les grandes comme pour les petites entreprises.
Veille géopolitique et règlementaire, cartographie des risques
Alors que les rapports de force internationaux se recomposent sous l'effet de sanctions économiques, de mesures unilatérales et de tensions croissantes, la veille géopolitique et règlementaire devient un levier stratégique pour les entreprises. En s’appuyant sur des cartographies des risques et des acteurs influents, les experts en intelligence économique peuvent décrypter les dynamiques politiques à l'œuvre, tenter d’anticiper les évolutions réglementaires et accompagner la prise de décision. Objectif : alerter, expliquer, conseiller.
Une PME industrielle exportant vers l’Afrique de l’Ouest pourra, par exemple, mobiliser les outils de l’intelligence économique, notamment la veille, pour surveiller les risques d’instabilité politique et ainsi ajuster ses stocks ou diversifier ses débouchés. De son côté, une entreprise technologique française collaborant avec des intégrateurs américains, pourra suivre les évolutions douanières et modéliser des scénarios de repli vers d'autres marchés comme l’Europe ou l’Asie.
Études de marché et due diligence

Face à la fermeture de certaines routes commerciales et à la reconfiguration des flux mondiaux, les entreprises françaises sont contraintes de repenser en profondeur leurs chaînes de valeur. Les études de marché et les démarches de due diligence prennent alors une dimension stratégique centrale pour aider les entreprises à reconstruire un écosystème résilient, capable d’absorber les chocs géopolitiques ou logistiques. Les analystes en intelligence économique jouent ici un rôle clé : ils identifient de nouveaux marchés, évaluent la fiabilité financière de partenaires potentiels, leur conformité réglementaire ou leur réputation, et la stabilité politique de leur environnement.
Une entreprise agroalimentaire française, par exemple, confrontée à la fermeture d’axes vers l’Asie centrale, pourra explorer des alternatives en Afrique de l’Est, en évaluant les infrastructures logistiques, les régimes douaniers et le cadre juridique local. De même, un fabricant français de composants électroniques, approché par un distributeur basé aux Émirats arabes unis, pourra s’appuyer sur une due diligence approfondie pour vérifier la réputation de ce partenaire : antécédents juridiques, liens politiques sensibles, exposition aux sanctions, présence dans les bases de données de sanctions européennes et internationales etc.
Protection de l’information et cybersécurité
La protection de l’information constitue l’un des piliers fondamentaux de l’intelligence économique. Dans un contexte de guerre économique mondialisée, l’information est une ressource stratégique à haute valeur, convoitée, ciblée, et parfois instrumentalisée. Face à la montée des tensions géopolitiques, les entreprises françaises sont de plus en plus exposées : cyberattaques, campagnes de désinformation sur les réseaux sociaux, espionnage industriel, fuites de données critiques. Les experts en intelligence économique et en cybersécurité interviennent en amont pour cartographier les vulnérabilités, mettre en place des protocoles de cybersécurité adaptés (segmentation des accès, chiffrement, sécurité des tiers), et surtout sensibiliser les équipes internes, souvent maillons faibles du dispositif.
Une PME sous-traitante dans le secteur de la défense peut par exemple être ciblée par une tentative de phishing visant à infiltrer l'écosystème de son donneur d’ordre. Une entreprise agroalimentaire peut subir une attaque de réputation coordonnée sur les réseaux, alimentée depuis des fermes à trolls à l’étranger, juste avant le lancement d’un produit stratégique. Dans ces cas, l'anticipation, la protection des systèmes et la gestion de crise ne relèvent pas seulement de la DSI, mais bien d'une vision intégrée de l'intelligence économique. Protéger l'information, c'est aujourd'hui protéger la valeur même de l’entreprise.
Influence économique et lobbying
Dans un climat de confrontation économique où les règles du jeu sont de plus en plus dictées par des considérations géopolitiques, l’influence devient un levier stratégique à part entière. Loin d’être cantonnée aux multinationales, cette dimension concerne aujourd’hui toutes les entreprises cherchant à sécuriser leur accès aux marchés, défendre leurs filières ou anticiper des réglementations hostiles. Les experts en intelligence économique cartographient les décideurs, identifient les relais d’opinion (think tanks, médias spécialisés, cabinets de conseil, associations professionnelles), et construisent des argumentaires permettant de faire entendre les intérêts d’une filière ou d’une entreprise auprès des institutions. L’information, ici, devient un outil de persuasion.
Prenons l’exemple d’un industriel français du secteur automobile confronté à la hausse annoncée des droits de douane américains sur les véhicules importés : en s’appuyant sur ses relais à Bruxelles, il peut peser sur les négociations commerciales UE–États-Unis pour encourager une réponse proportionnée, voire inciter à une exemption sectorielle. De même, une PME de la tech active aux États-Unis pourrait mobiliser ses partenaires locaux pour alerter sur les conséquences négatives d’une mesure protectionniste pour l’écosystème américain lui-même. Dans tous les cas, il ne s’agit plus seulement de subir, mais d’agir, stratégiquement, collectivement, et avec méthode.
Conclusion

Dans un monde fracturé, où les rapports de force redessinent les cartes du commerce mondial, l’intelligence économique n’est plus un atout accessoire. Le retour de Donald Trump et la montée des tensions géopolitiques imposent aux entreprises françaises une vigilance permanente, une capacité d’anticipation renforcée, et une agilité stratégique inédite. Qu’il s’agisse d’identifier de nouveaux marchés, de protéger ses savoir-faire ou de défendre ses intérêts auprès des décideurs, chaque entreprise doit aujourd’hui raisonner en termes de souveraineté, de résilience et de rapport de puissance.
L’intelligence économique offre justement cette lecture globale et opérationnelle, à la croisée de l’analyse, de l’influence, de la sécurité et de l’action. Dans cette nouvelle ère, marquée par l’incertitude durable, elle n’est pas seulement un rempart contre les crises : elle est un levier de compétitivité, d’autonomie stratégique et de survie. Aux entreprises françaises de s’en saisir pleinement, avant que d’autres ne le fassent à leur place.
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